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Toutes les secondes, 1000 personnes sont privées de vaccination en raison des abus fiscaux transfrontaliers

Alvin MOSIOMA
Directeur Exécutif
Tax Justice Network Africa (Tjna)
Nairobi | KENYA
mosioma@taxjusticeafrica.net 
www.taxjusticeafrica.net
Tax Justice Network Africa est une Ong qui lutte contre les flux illicites des capitaux sur le continent

 

Alors que le monde est toujours aux prises avec la pire crise de santé publique jamais connue, de nouvelles données montrent que toutes les secondes, l’argent nécessaire à la vaccination complète de 1000 personnes se perd dans les abus fiscaux internationaux. En effet, pendant les dix secondes qu’il vous aura probablement fallu pour lire jusqu’ici, 10 000 personnes auront été privées d’une chance de bénéficier d’un vaccin complet en raison de la cupidité des multinationales et des particuliers fortunés qui refusent de payer leur juste part d’impôts.
Comme nous l’avons vu, une fois de plus, avec la publication des «Pandora Papers  le mois dernier, les super riches disposent de nombreuses échappatoires pour éviter de payer leurs impôts. Pendant ce temps, alors que les taux de mortalité dus à la Covid-19 diminuent dans le sillage du déploiement rapide de vaccins dans les pays riches, la perte de recettes fiscales dans les pays du Sud a entravé le financement public de l’achat et de la distribution des vaccins.
On estime que 483 milliards de dollars américains sont perdus chaque année dans le monde au profit des paradis fiscaux : un montant qui couvrirait plus de trois fois le coût d’un schéma vaccinal complet de la population mondiale (soit les deux doses et les coûts d’administration du vaccin). Ces chiffres stupéfiants sont présentés dans le rapport Justice fiscale : état des lieux 2021, publié aujourd’hui par l’Alliance mondiale pour la justice fiscale, l’Internationale des services publics et le Tax Justice Network.
Alors que nombre de pays riches procèdent déjà à des rappels et à la vaccination des enfants, au moment de la rédaction de cet article, seuls 2,3 pour cent des personnes vivant dans des pays à faible revenu ont reçu au moins une dose. Le rapport Justice fiscale : état des lieux montre dans quelle mesure la part des recettes fiscales ainsi perdues par les pays à faible revenu est supérieure aux pertes encourues par les pays riches. En conséquence, l’argent manque pour rémunérer le personnel de santé, équiper les entrepôts de stockage ou soigner les personnes infectées dans les nations les plus démunies. Chaque seconde, l’équivalent du salaire d’une infirmière s’envole vers un paradis fiscal – selon les calculs du rapport Justice fiscale : état des lieux 2020, publié l’année dernière.
Qui pis est, une récente étude de l’alliance People’s Vaccine a montré qu’en raison des monopoles pharmaceutiques et des règles relatives à la délivrance des brevets de l’Organisation mondiale du commerce, le coût des vaccins contre le Covid-19 a considérablement dépassé l’analyse initiale des coûts de l’Oms, avec un prix de 4 à 46 fois supérieur aux vaccins non-Covid. Mais même à des prix raisonnables, tant que ceux qui se livrent aux abus fiscaux dans le monde pourront se soustraire à leur juste part d’impôts, les gouvernements des pays à faible revenu ne seront pas en mesure d’assumer le coût de la vaccination de leurs citoyens.
Le rapport Justice fiscale : état des lieux 2021 formule trois recommandations afin de lutter contre cette injustice mondiale. La première préconise un impôt sur les bénéfices excessifs dans le contexte de la pandémie, pour les méga-entreprises comme Amazon qui ont directement bénéficié du confinement de leurs petits concurrents. Cela a fonctionné par le passé. Pendant et après la Seconde Guerre mondiale, par exemple, de nombreux pays ont opté pour l’imposition des bénéfices excessifs des géants industriels qui avaient fait fortune en temps de guerre, prélevant des taxes de 90 pour cent ou plus sur les bénéfices dépassant les revenus moyens du temps de paix.
La deuxième recommandation invite les gouvernements à mettre en place un impôt sur la fortune. Dans la plupart des pays, la fiscalité sur le travail est nettement plus élevée que la fiscalité sur la propriété. Cela signifie que le propriétaire (et les actionnaires) d’une ferme de tulipes, par exemple, s’acquitte d’un taux nettement inférieur à celui des hommes et des femmes qui travaillent pour lui. En imposant les plus hauts revenus, les gouvernements veilleront enfin à ce que les riches paient leur juste part en faveur des services publics, tels que les routes, les écoles et l’électricité, qui sont essentiels à leur réussite.
La dernière recommandation porte sur la création d’un organe fiscal intergouvernemental au sein des Nations unies. Cette proposition, de loin la plus ambitieuse, est celle qui aurait la plus grande incidence à long terme sur les abus fiscaux transfrontaliers. Un tel organe pourrait, par exemple, superviser la mise en œuvre d’un taux d’imposition mondial minimum sur les sociétés – mettant ainsi fin à l’actuel «nivellement par le bas», qui se traduit par les tentatives des gouvernements d’attirer les entreprises étrangères en offrant un taux d’imposition sur les sociétés faible ou nul, privant involontairement les citoyens de rentrées fiscales bien nécessaires. Un organe fiscal international pourrait également imposer des règles aux géants du numérique tels que Google et Facebook, dont il est parfois difficile de connaître les pays –et les personnes ou entités qui ont autorité sur ces pays– où ils produisent et engrangent des profits.
Le mois dernier, 136 pays –dont le Sénégal– ont approuvé un plan mondial de réforme fiscale prévoyant un taux minimum d’imposition des sociétés de 15 pour cent. Conçu par l’Ocde, une organisation de pays riches, l’accord a rapidement été considéré comme un «accord de pays riches pour les pays riches» en raison de son manque d’ambition et de son incapacité à instaurer les garanties nécessaires propices à un changement véritable et durable.
Cela peut s’expliquer par le fait que, comme l’explique le rapport Justice fiscale : état des lieux, les pays membres de l’Ocde et leurs territoires dépendants – principalement une poignée de contrevenants sans foi ni loi – sont responsables de plus de 78 pour cent des pertes de revenus dues aux pratiques fiscales internationales abusives.
La création d’un organe fiscal intergouvernemental au sein des Nations unies obligerait enfin les pays riches à collaborer d’égal à égal avec les pays pauvres sur les questions de fiscalité internationale. Ce n’est qu’au cours de la dernière décennie que l’abus à l’impôt sur les sociétés a finalement été reconnu comme l’élément le plus important des flux financiers illicites. On doit cette évolution cruciale au travail de l’Union africaine et du Groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites de la Commission économique pour l’Afrique. Auparavant, les pays à faible revenu, et en particulier leurs secteurs publics, étaient considérés comme les épicentres de la corruption financière, par opposition aux secteurs privés des pays à revenu élevé où ces délits sont rendus possibles.
Dans son avant-propos au rapport Justice fiscale : état des lieux 2021, Winnie Byanyima, Directrice exécutive de l’Onusida et Secrétaire générale adjointe des Nations unies, commente : «Ainsi que l’a cruellement rappelé au monde la crise du Covid-19, la justice fiscale est essentielle à notre santé. Pour vaincre le sida, vaincre le Covid-19 et garantir la bonne santé de tout un chacun, les pays doivent pouvoir compter sur des rentrées de fonds sûres et progressives. Lorsque des règles et des pratiques déloyales les en empêchent, comme c’est le cas actuellement, le monde se retrouve confronté à des décès évitables et à un dangereux risque d’échec face aux pandémies.» Je ne peux qu’être d’accord.
Les gouvernements doivent agir de manière urgente et résolue sur les recommandations énoncées ci-dessus afin de sévir contre les paradis fiscaux, le blanchiment d’argent et les autres pratiques qui privent les pays des revenus dont ils ont tant besoin. Alors que le monde est en proie à une pandémie, nous ne pouvons-nous permettre de perdre une seconde de plus.

 

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