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Le Sénégal et la mobilisation des ressources internes : Le fardeau des exonérations fiscales

Par Cheikh THIAM

La levée par le gouvernement du Sénégal, sur les marchés internationaux des eurobonds, de 750 millions de dollars (environ 545 milliards de francs CFA) a suscité un vif débat sur l’opportunité d’une telle opération qui, il faut le rappeler, était déjà inscrite dans la loi de finances initiale, votée en décembre 2023 par l’assemblée nationale.

L’Etat étant une continuité, les nouvelles autorités ont relifté l’opération qui, beaucoup en conviennent, reflète la qualité de signature du Sénégal qui, à l’instar de nombreux pays en développement, use de ces moyens de financement. L’endettement du Sénégal a été un des aspects du débat car le pays a dépassé le taux de 70%, plafond fixé au sein de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), comme des un des critères de convergence.

A la suite de l’opération sur les eurobonds, un débat s’est ouvert sur le taux de 7,75% et sur la durée de la maturité du prêt, occultant une autre problématique plus insidieuse, à savoir celle du financement du budget national à partir des ressources internes, avec un faible recours à l’endettement. En réalité, la politique d’endettement de ces dix dernières années a placé le Sénégal dans un tourbillon de recours à des prêts qui ont abouti à un endettement problématique.

En juin 2023, le Fonds Monétaire International dont une mission doit séjourner ce mois-ci à Dakar, avait estimé que « le ratio dette publique/PIB du Sénégal a grimpé à environ 79,6 % l’année dernière, mais devrait tomber à 72,5 % cette année. De presque 350 milliards en 2012, ce service de la dette est passé à plus de 1800 milliards en 2024. Ce lourd fardeau obère les capacités de financement de l’Etat puisque des ressources internes sont distraites pour payer des créanciers étrangers. Ce service de la dette est estimé à 5 milliards par jour, soit 150 milliards mensuellement distraits des ressources budgétaires.

Dans le « Bulletin statistique de la dette publique » du premier trimestre 2023, publié par le Ministère des Finances et du Budget, « l’encours de la dette de l’administration centrale était « estimé à 12 631,3 milliards de FCFA (soit 67,29% du PIB, pour une norme communautaire de 70%) à fin mars 2023 ». Concernant la dette du secteur parapublic (1 453,1 milliards de FCFA), le stock de la dette publique était à un total de 14 084,4 milliards de FCFA à fin mars 2023, représentant 75,0% du PIB. Pour le Ministère des Finances, « l’encours global de la dette publique est constitué à 67% de dette extérieure et à 33% de dette intérieure ». Entretemps la situation s’est empirée et l’encours de la dette était projetée à plus de 18 000 milliards de francs CFA, au départ du président Macky Sall. Un legs très lourd pour les finances publics alors que les échéances du service de la dette n’attendant pas.

 

Niches fiscales faiblement exploitées

Pourtant, de l’avis d’un inspecteur des impôts et domaines, le financement de l’économie par des ressources internes demeure la voie royale qui, malheureusement n’a pas été exploitée de façon optimale. Des niches fiscales importantes n’ont pas été exploitées tout comme une politique hardie d’élargissement de l’assiette fiscale n’a pas été mise en branle. Rien que dans le secteur informel et celui de l’immobilier locatif, beaucoup de contribuables sont faiblement fiscalisés. La poussée d’immeubles et de tours dans la capitale laisse penser que le secteur immobilier est un gisement fiscal sous exploité.

La Direction générale des impôts et des domaines (DGID) avait initié, au début des années 2000, le Projet de Modernisation du Cadastre (PAMOCA) avec l’appui de la Banque africaine de Développement (BAD). A l’arrivée, les résultats sont mitigés. Les conflits fonciers sont devenus récurrents et occupent la Une des journaux. Le chantier de la digitalisation intégrale reste en friche. La numérisation du cadastre devrait figurer parmi les priorités car devant permettre une traçabilité des toutes les opérations domaniales et cadastrales tout en permettant à l’Etat d’élargir l’assiette fiscale de façon optimale.

La diversification des sources de recettes fiscales devrait donc être orientée vers l’élargissement de l’assiette fiscale, la lutte contre la fraude fiscale et développement de nouvelles sources de recettes fiscales. La récente sortie du Premier Ministre Ousmane Sonko, sur le paiement des impôts par les entreprises de presse, entre dans ce cadre. L’ancien président Macky Sall avait fait la promesse d’accorder une amnistie fiscale pour plus de 40 milliards de francs CFA sans aucun document actant cette décision.

Pour les nouvelles autorités, le paiement des impôts ne saurait se négocier. Les urgences économiques et sociales leur imposent de ratisser large pour alimenter les caisses du Trésor public. Et pour cet objectif, des inspecteurs des impôts sont d’avis qu’il faut veiller à ce que le système fiscal ne favorise pas indûment certaines entreprises ou certains secteurs d’activité au détriment d’autres. Pour le cas spécifique des entreprises de presse, des micros ou petites et moyennes entreprises pour la grande majorité, il faudrait leur accorder des incitations fiscales ciblées.

 

Crever l’opacité fiscale

En effet, ces exonérations, souvent opaques et faiblement contrôlées, font l’objet de critiques croissantes. On leur reproche leur manque de transparence, leur impact négatif sur les recettes fiscales et leur potentiel de favoritisme envers certaines entreprises. Ce qui casse l’équité fiscale et fait poindre une concurrence mal saine dans les secteurs d’activité. La rationalisation des exonérations fiscales est une autre urgence pour nombre d’économistes et de fiscalités.

L’octroi d’exonérations fiscales au Sénégal se fait souvent de manière opaque, sans critères clairs et transparents. Les entreprises bénéficiaires ne sont pas toujours tenues de publier des informations sur les avantages fiscaux obtenus, ce qui limite la possibilité de contrôle et d’évaluation de l’efficacité de ces mesures. De plus, l’administration fiscale manque de moyens et de ressources humaines pour suivre et contrôler efficacement l’utilisation des exonérations.

 

A l’assemblée nationale, l’actuel Premier ministre Ousmane Sonko, alors qu’il était député s’était d’ailleurs, à plusieurs reprises, insurgé contre la pratique des exonérations fiscales accordées à certaines grandes entreprises, par la seule décision du Ministre de l’Economie et des finances.

Les exonérations fiscales représentent une perte importante de recettes pour l’Etat sénégalais. Selon certaines estimations, le manque à gagner fiscal du fait des exonérations pourrait s’élever à plusieurs centaines de milliards de francs CFA chaque année. Cette perte de recettes fragilise la capacité du Sénégal à financer ses dépenses publiques de façon endogène.

La faible mobilisation des ressources internes ouvre ainsi la voie au financement extérieur, qui devient incontournable, comme le recours à des eurobonds parce que la demande de montants très élevés ne peut être satisfaite par le marché domestique de l’Union Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), à travers la Bourse des Valeurs Mobilières (BRVM).

 

La BAD prône la suppression des exonérations

« L’octroi d’exonérations fiscales peut créer des distorsions de concurrence et favoriser certaines entreprises au détriment d’autres », dénonce un inspecteur des impôts qui souligne que souvent, « les grandes entreprises multinationales, souvent mieux informées et mieux outillées, sont plus susceptibles d’obtenir des exonérations importantes, tandis que les petites et moyennes entreprises locales (PME) peinent à en bénéficier ». Une telle situation peut ainsi accentuer les inégalités économiques et freiner le développement du tissu entrepreneurial local.

A la clôture de la 59ième assemblée annuelle de la Banque Africaine de Développement (BAD) tenue à Nairobi, du 27 au 31 mai 2024, le président de cette institution, Akinwumi Adesina, a d’ailleurs fait un sévère réquisitoire contre les exonérations fiscales. « Aujourd’hui, nous sommes trop généreux en Afrique, lorsque nous accordons des exonérations d’impôt aux entreprises. Aux Etats-Unis, au Canada ou ailleurs, ce type de situation n’existe pas. Il ne faut pas octroyer de telles exonérations. J’estime que toute entreprise qui travaille en Afrique et qui puise des ressources africaines doit payer l’impôt en Afrique », une condamnation sans appel.

Face à ces critiques et à ces défis, le Sénégal et les autres africains sont ainsi appelés, à défaut de les supprimer, à réformer leur système d’exonérations fiscales pour en faire un outil transparent, efficace, juste et équitable. « Une des mesures pourrait concerner le renforcement de la transparence et la redevabilité à travers la publication d’un registre public complet des exonérations fiscales, la mise en place de mécanismes de contrôle indépendant et la publication de rapports financiers transparents par les entreprises bénéficiaires », argumente un inspecteur des impôts.

Le ministère des Finances et du budget pourrait dans la même démarche, « négocier des accords fiscaux équilibrés afin de renforcer les capacités de l’administration fiscale pour éviter de céder à des pressions excessives ». L’inclusion de clauses de renégociation dans tous les contrats devrait être un point incontournable. Le futur se gère au présent.

Enfin, « la promotion d’une fiscalité équitable et inclusive est un impératif et une urgence pour veiller à ce que le système fiscal ne favorise pas indûment certaines entreprises ou certains secteurs d’activité », disent en chœur plusieurs inspecteurs des impôts.

 

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