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Jean Pierre Senghor, Secrétaire exécutif du CNSA : « Si on ne fait rien, c’est toute la région de Matam qui va tomber en crise »

Le chiffre a fait tilt. 549 000 personnes à Matam sont frappées d’insécurité alimentaire. Mais, en réalité, précise le Secrétaire exécutif du conseil national à la sécurité alimentaire (Secnsa) ce chiffre concerne plutôt l’ensemble des 46 départements. Il reste cependant que, selon Jean Pierre Senghor, sur la carte du Sénégal, ce département compte 80 000 âmes qui n’arrivent pas à assurer les trois repas. Tout comme Ranérou est dans la « zone orange » ou « en crise ». Il prévient que si rien n’est fait, ce sont 800 000 personnes qui risquent de tomber en crise sur l’ensemble des 46 départements.

Il y a eu trop de bruit au sortir de la rencontre du 21 avril dernier, qu’est-ce qui avait motivé cette réunion ?
La journée du 21 avril dernier, c’était pour présenter les résultats de nos analyses afin de trouver ensemble les solutions conjoncturelles qu’il faut appliquer. Dans le même temps, on ne peut pas ne pas travailler à construire une réponse durable, une réponse structurelle. D’ailleurs, c’est ce à quoi nous appelle le chef de l’Etat. On ne peut pas aujourd’hui voir les choses en face, et rester les bras croisés. Lorsque le président de la République parle d’autosuffisance, de souveraineté alimentaire, forcément tout le monde est concerné.

Chacun doit se poser la question suivante : Quelle doit être ma contribution pour arriver à cette étape ? Ce que je peux vous dire, c’est que le Secnsa (Secrétariat exécutif du conseil national à la sécurité alimentaire) est une structure de l’État ayant un rôle transversal. Souvent les gens regardent la sécurité alimentaire sous l’angle de la disponibilité, de la production agricole. Ce n’est pas cela. Il y a trois piliers que sont : la disponibilité, l’accessibilité et l’utilisation. Tout ceci est soutenu par la stabilité. Au-delà des 227 projets que nous coordonnons et qui accompagnent le pays dans cette lutte contre l’insécurité alimentaire, chaque année nous menons deux enquêtes. Parce que nous avons un agenda sous-régional regroupant les 15 pays de la Cedeao, la Mauritanie et le Tchad. Nous appartenons au Réseau de prévention des crises alimentaires (Rpca). L

es pays membres de ce réseau ont en commun des outils pour analyser la situation alimentaire. Ceci nous permet de comparer les situations au Sahel. A l’instar des autres pays, le Sénégal mène chaque année des enquêtes sur l’ensemble du territoire national. Nous avons nos équipes de terrain qui s’associent aux équipes locales des services décentralisés. Il nous arrive parfois de recruter des enquêteurs pour compléter notre effectif. Durant un mois, ils sont formés avant de descendre sur le terrain. A la fin de chaque enquête, on convoque tout le monde autour d’un outil appelé Cadre d’analyse des zones à risques et de l’estimation des populations en insécurité alimentaire. Ce travail se fait pendant une semaine sous la supervision des experts du Cilss.

Tous les secteurs prennent-ils part à cette analyse ?
Bien sûr ! Il y a les ministères de l’Agriculture, de l’Environnement, de l’Élevage et des Productions animales. Et chaque ministère vient avec ses démembrements. Tous les services de l’État ont un rôle à jouer dans l’analyse de ces chiffres. Les agents du Secnsa ne s’enferment pas entre quatre murs pour sortir ces chiffres. L’analyse prend une semaine et dès fois, nos séances de travail se poursuivent jusqu’à 3h du matin. Les données recueillies lors des enquêtes et celles provenant des autres entités de l’Etat sont passées au crible au moyen d’outils conçus par le Cilss dont nous disposons. Vraiment, c’est un travail fouillé, très méticuleux qui ne donne aucun espace au hasard. Au bout de 5 à 6 jours, on est capable de dresser la carte de la situation alimentaire du pays. Première chose : l’entrée territoriale reste le département.

Donc, c’est le département qui est analysé. Et l’entité d’analyse, c’est le ménage qui est questionné. J’ai insisté pour que nous introduisions les Cadres harmonisés (CH) décentralisés. Avant d’en arriver au CH national, j’ai demandé à partir de maintenant que ce travail se fasse dans les régions. Et Matam fait partie des régions où nous avons initié ces CH décentralisés. Tous les services techniques décentralisés sont conviés à l’analyse des données. Cette année, le travail de terrain avait montré qu’il y a des problèmes de vulnérabilité alimentaire à Matam. Ce constat a été confirmé lors du CH national. Les départements de Matam et de Ranérou se trouvent en phase de crise à l’heure où on parle.

Qu’entendez-vous par être en phase de crise ?
Dans ces deux départements, au moins 20% de la population a des difficultés à satisfaire ses besoins alimentaires de base. Aujourd’hui, sur la carte du Sénégal, Matam est classé en zone orange, c’est-à-dire en crise, de même que Ranérou. En termes de populations en crise dans le département de Matam, c’est plus de 80 000 personnes. J’ai entendu dire que 549 000 personnes étaient recensées rien qu’à Matam alors que ce chiffre concerne l’ensemble des 46 départements. Pourtant, dans nos textes et nos interviews, nous avons bien précisé. Il y a cette confusion qui a été faite. Si vous prenez Dakar qui n’est pas classé en crise, il y a quand même 60 000 personnes en situation de crise. Donc, c’est en fonction de la population totale du département enquêté que se fait le classement. Dès que le seuil de 20% est atteint, on dit attention et on classe tout le département en zone de crise. Vous prenez le département de Ranérou, c’est un peu moins de 15000 personnes qui sont classées. Le grand questionnement c’est pourquoi toujours Matam ?

Nous avons entendu le régional de l’Agriculture de Matam mettre en avant les potentialités de Matam avant de s’interroger sur la viabilité de l’analyse, qu’en est-il ?
Ce n’est pas une question de potentialités. Je suis désolé ! Écoutez, le potentiel reste le potentiel tant qu’il n’est pas exploité. Si vous prenez le cas de la Guinée, malgré toutes les ressources du pays, il y a de l’insécurité alimentaire dans certaines zones de ce pays. Si vous prenez la Rdc qui regorge de beaucoup de minerais, avec beaucoup d’eau, ce n’est pas pour autant que vous n’allez pas y retrouver des populations en situation d’insécurité alimentaire. Donc, ce n’est pas une question de potentiel ou de potentialité. C’est une question aujourd’hui de trois piliers que nous analysons de façon objective et « scientifique ». Nous regardons si en réalité ces piliers sont correctement remplis. La réponse est non pour ce qui concerne Matam et Ranérou aujourd’hui. Et ce qu’on fait, c’est qu’après cette analyse, on se projette tout le temps en juin-juillet. Cette période correspond à la période de soudure.

Pouvez-vous être plus explicite sur les trois piliers dont vous venez de faire état ?
La sécurité alimentaire est analysée à l’aune de trois piliers principaux. Il y a d’abord la disponibilité des produits agro-alimentaires. Qui parle de disponibilité, parle de production nationale, mais également des importations. Ensuite, il y a l’accessibilité des produits agro-alimentaires qui sont disponibles. Si vous avez une région où il y a une surproduction alors que dans une autre, pour des raisons quelconques, on n’a pas une bonne production, encore faut-il que cette région qui a une production déficitaire ait accès à cette production nationale. La question de l’accessibilité est importante. Est-ce qu’on a des routes ? Est-ce que les gens peuvent y aller ? etc. Enfin, le troisième pilier malheureusement, n’est pas souvent considéré avec la force qu’il aurait fallu. C’est l’utilisation de ces produits qui sont disponibles et accessibles. Que fait-on de ce qui est disponible ? Quelles sont nos habitudes alimentaires ? Comment on s’alimente chez nous ? L’année dernière, on a tenu un grand forum là-dessus. On a travaillé pendant presqu’une année entière avec un laboratoire de l’Ifan, le Lartes (Laboratoire de recherche sur les transformation économique et sociale) pour voir le lien entre ce que nous consommons et la santé de nos populations. On a essayé de trouver s’il y a un lien direct ou indirect entre la qualité de ce que nous mangeons et les maladies qui sont en train de se développer, les maladies chroniques non transmissibles tels que l’hypertension artérielle.

Les experts ont été mis à contribution et ce rapport est disponible. Si on ne fait pas attention, on est en train de fabriquer les malades de la mauvaise alimentation. C’est-à-dire si on ne prend pas garde, dans 25 ans, le Sénégal va se retrouver à dépenser beaucoup d’argent pour des malades de la mauvaise alimentation. Ce sera un coup dur pour notre économie et notre développement parce que ce sont deux fardeaux : l’économie qui en prend un coup et des forces vives de la nation qui sont affectées. C’est pourquoi, en tant qu’institution de veille, nous faisons ce travail que nous mettons à la disposition de l’autorité. Revenons à la classification de l’insécurité alimentaire, la situation à Matam et Ranérou, c’est un fait.

Il y a quelques années, précisément en 2019, le travail de terrain avait montré un taux de 19% dans cette zone et on avait décidé de déclassifier. Quand on a fini ce travail, au niveau national, on l’a envoyé au Cilss qui n’a pas hésité de déclasser Matam avant de le mettre dans la zone de crise. Les experts du Cilss ont vu, en fait, que nous étions conciliants. Donc, notre travail est analysé aussi et confirmé par cette organisation sous-régionale. On envoie tout là-bas et le Pregec (NDLR : Prévention et la gestion des crises alimentaires) se réunit, regarde les données et vérifie comment on a travaillé et comment la classification a été faite. Et si ce n’est pas bien fait, ils déclassent. Donc, il y a deux niveaux de contrôle. Et puis, on a intérêt à dire ce qui se passe. C’est comme cela que l’autorité peut prendre des dispositions pour soulager la population.

Sur la base de l’analyse qui a été faite, si rien n’est fait qu’est-ce qui risque d’arriver vers juillet-août ?
Lorsqu’on s’est projeté cette année à juin-juillet-août, si on ne fait rien, si on ne bouge pas, ce ne sont pas Matam et Ranérou seulement qui vont être concernés. Kanel va tomber. Toute la région de Matam va tomber en crise. A cela, va s’ajouter Goudiry. Il y a une logique. C’est cette bande qui est en difficulté. On se retrouverait avec 4 départements et tout ce qu’on est en train de faire pour éviter que ces départements tombent, c’est d’avoir des actions précoces maintenant. C’est ce que le gouvernement est en train de faire.

Nous ne nous limitons pas à faire des constats. Nous élaborons ce qu’on appelle le plan national de riposte. Et je peux vous garantir que l’État prend les devants. Parce que d’aucuns pensent qu’on est en train d’agiter le drapeau blanc, tendre la main aux partenaires. J’ai toujours été partisan d’un État qui prend le taureau par les cornes. C’est une question de souveraineté. Ce que l’État injecte comme ressources, aucun bailleur ne le met. Les bailleurs viennent pour nous accompagner mais, c’est l’Etat qui met ses ressources d’abord. Vous vous souvenez, en 2020, combien d’argent a été débloqué pour soulager les populations ? Aujourd’hui voilà la véritable situation et tout ce qu’on fait, c’est pour éviter que ce mal vienne à nous et qu’on soit sans réaction.

Mais qu’est-ce que la rencontre du 21 avril vous a permis de faire ?
La rencontre du 21 avril dernier nous a permis de présenter les solutions conjoncturelles. C’est se dire puisqu’il y a des populations en crise et d’autres qui peuvent s’y ajouter. Parce que si on ne fait rien, ce sont 800 000 personnes qui risquent de tomber en crise sur l’ensemble des 46 départements. On ne va pas attendre que cela arrive. C’est pourquoi on va agir dès maintenant pour que ces chiffres ne soient pas confirmés.

Je le répète, en situation, ce sont 549 000 personnes qui sont concernées sur l’ensemble des 46 départements du Sénégal. On en a analysé 45. Les partenaires que nous avons réunis la dernière fois, c’était pour leur présenter nos résultats et non leur dire : « On a besoin de ceci, on a besoin de cela. » Je dois préciser : le Secnsa que je dirige n’a strictement rien à voir avec ces ressources. Nous faisons un travail technique, nous soumettons ce travail à qui de droit et ce sont d’autres qui prennent le relais. Les distributions de cash qui vont se faire nous, on n’a rien à voir avec cela, ce n’est pas notre mission, ce n’est pas notre rôle. On n’a jamais distribué de l’argent ou quoi que ce soit. Ce sont d’autres qui vont le faire.

Cela témoigne de la force de l’Etat parce que nous sommes complémentaires. Il y en a qui font ce travail d’analyse, d’autres sont chargés d’exécuter les décisions. Et c’est mieux ainsi. Ni le Secnsa et encore moins Senghor ne reçoit de l’argent à distribuer. Moi, ce qui m’aurait fait plaisir, c’est de présenter des cartes complétement vertes. Mais malheureusement ce n’est pas le cas. On ne rend pas service à l’autorité si on ne lui dit pas ce qui se passe. On trahirait la mission qu’on nous a confiée.

(EMEDIA)

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