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Dr Abdoulaye Traoré, économiste, enseignant-chercheur : «J’espère que le prochain gouverneur de la Bceao sera plus progressiste »

Dans la foulée de notre article sur le bilan du gouverneur sortant de la Bceao (voir notre édition du 5 mai), nous donnons la parole à l’universitaire Dr Abdoulaye Traoré, économiste monétariste, enseignant-chercheur et membre du Laboratoire de recherches économiques et monétaires (Larem-Ucad). Dans cet entretien, il nous livre sa lecture de la politique monétaire mise en œuvre par Tiémoko Meyliet Koné durant son mandat. À rebours des témoignages élogieux à l’interne de la Bceao et de la profession bancaire, il se montre plus nuancé. Il espère que le futur gouverneur sera beaucoup plus « progressiste ».

Quelle analyse faites-vous du bilan de M. Tiémoko Meyliet Koné à la tête de la Bceao ?

Au cours de son mandat, il faut reconnaître que M. Tiémoko Meyliet Koné a beaucoup soutenu le développement des fintechs (technologiques de la finance). Aussi, avec la mise en place des Bons Covid-19, il a permis aux économies de la zone de faire face aux effets de la crise. Cependant, hormis ces points jugés positifs, force est de constater qu’après 11 ans d’exercice à la tête de la Bceao, le bilan est mitigé sur le plan managérial. En effet, par rapport à ses prédécesseurs, il jouirait d’une moindre popularité bien qu’ils partagent une même vision libérale de l’économie. L’un des faits les plus marquants intervenu durant son mandat est l’avènement de la clôture du Compte d’opérations suivi de l’arrêt de la centralisation des réserves de change au Trésor français, et le transfert à la Bceao des ressources disponibles dans le compte. Toutefois, les résultats issus de cette réforme et publiés sont peu reluisants, puisque la fermeture du compte d’opérations a entraîné une perte significative de revenus qui y étaient associés. Par exemple, en 2020, la Bceao qui avait gagné 24,1 milliards de FCfa (et plus de 26 milliards lors des exercices précédents) a totalement perdu cette opportunité avec un gain nul en 2021. À cela s’ajoute une dégradation du bilan de la gestion locale des avoirs en devises de la Bceao. Les différentes opérations sur les avoirs extérieurs n’ont rapporté que 118,3 milliards de revenus nets d’intérêts en 2021, contre 185,21 milliards au titre de l’exercice précédent, soit une baisse de 36%.

Quelles sont les principales innovations qu’il a apportées en matière de politique monétaire ?

En matière de politique monétaire le constat qui s’impose est celui de la timide poursuite des chantiers ouverts par ses prédécesseurs (notamment P. H. Dacoury et C. K. Banny). Il faut lui reconnaître son caractère conservateur en tant que banquier central avec son aversion considérable pour l’inflation, qui est d’origine importée. L’innovation majeure réside, comme je le disais, dans la fermeture du compte d’opérations qui, d’un point de vue économique, tarde encore à prouver sa pertinence au regard des pertes de revenus qu’elle a engendrées. Mais faudrait-il rappeler que cette mesure est le résultat d’une pression revendicative des activistes contre le Franc Cfa.

Les mesures qu’il a prises en riposte à la Covid-19 ont été saluées par certains observateurs. À votre avis, ont-elles permis d’atténuer le choc sur les économies de la sous-région ?

Certes il y a des mesures salutaires prises par la Banque centrale, comme la mise en place des Bons Covid avec un taux fixe qui a permis aux États de lever environ 2000 milliards de FCfa, pour financer leurs opérations d’urgence afin de faire face à la crise. Parallèlement, elle a abaissé à des niveaux historiques son taux directeur et son taux marginal respectivement à 2% et 4%. À cet égard, le gouverneur s’est vu attribuer la note Bau titre de sa gestion, faisant de lui le meilleur gouverneur d’Afrique de l’Ouest selon le magazine Global Finance. Mais le fait que le comportement de l’offre de crédits des banques n’a pas été influencé par la situation de la Covid-19, au moment où ces mesures d’assouplissement sont consenties, nous invite à s’interroger sur les effets de transmission de la politique monétaire. À ce titre, l’hypothèse d’un décalage dans la transmission ne doit pas être écartée. La question est alors de savoir si le canal du taux d’intérêt qui constitue le principal mécanisme de transmission de la politique monétaire fonctionne bien. Le cas échéant, il est utile de savoir à quel point la politique monétaire a permis d’atténuer le choc. Pour le moment, aucun argument ne peut être avancé en raison d’absence de publication. Et cette absence de réponse empirique doit interpeller les autorités monétaires ainsi que les académiciens spécialistes des questions monétaires, bancaires et financières.

Comment analysez-vous sa gestion du débat sur le Franc Cfa qui a resurgi ces dernières années ?

Ce débat s’apparente à un besoin d’affirmation des peuples. Toutefois, il faut bien le poser ; le problème ce n’est pas le Franc Cfa, qui est notre propre monnaie. Il réside plutôt dans l’emprise de la France sur la gestion du Franc Cfa. Mais, à mon avis, les urgences se trouvent ailleurs ! Elles figurent surtout dans les fondamentaux de la croissance. Déjà, les faibles taux de croissance que nous connaissons sont en partie dus à des problèmes d’offre. Ce qui nécessite le développement du secteur privé et la protection des Pme contre la concurrence étrangère afin d’assurer l’efficacité de la production. La monnaie ne pourra pleinement jouer son rôle que lorsque la production est optimale. En cela, elle constitue un instrument de guerre économique au service de la compétitivité. Il faut nécessairement préserver et promouvoir les acquis de l’intégration régionale face à certains défis comme le développement du commerce intra-communautaire, la stabilité politique dans la région, etc.

Qu’attendez-vous du futur gouverneur de la Bceao ?

Le nouveau gouverneur doit faire preuve de plus d’indépendance et de responsabilité dans l’exercice de la fonction. Bien que le gouverneur sortant soit un partisan de l’indépendance de la banque centrale vis-à-vis des politiques publiques des États, les mesures prises récemment à l’encontre du Mali, à savoir le gel des avoirs de l’État malien et des entreprises publiques et parapubliques à la Bceao ainsi que le blocage des transferts de l’État malien passant par les systèmes de paiement de la Banque centrale, constituent une violation des dispositions pertinentes de l’article 4 des statuts de la Bceao qui stipule que « dans l’exercice des pouvoirs et dans l’accomplissement des missions qui leur sont conférés par le Traité de l’Umoa et par les présents statuts, la Banque centrale, ses organes, un membre quelconque de ses organes ou de son personnel ne peuvent solliciter, ni recevoir des directives ou des instructions des institutions ou organes communautaires, des Gouvernements des États membres de l’Umoa, de tout autre organisme ou de toute autre personne ». De telles mesures fragilisent non seulement le développement financier régional en détournant les investissements, mais aussi constituent une réelle menace à l’intégration monétaire au sein de l’espace. Ainsi, il apparaît plus que nécessaire pour le nouveau gouverneur d’adopter une posture aussi apolitique que possible en respectant le principe d’impartialité. Il serait bénéfique que le nouveau gouverneur soit un banquier central progressiste (moins soucieux de la stabilité des prix), préoccupé par l’intérêt général des pays membres.

La politique monétaire de la Bceao est souvent critiquée par certains économistes qui la jugent « minimaliste » (priorité à la maîtrise de l’inflation). Quelle est votre position dans ce débat ?

En fait, à l’instar de plusieurs banques centrales, la politique monétaire de la Bceao est d’inspiration libérale avec un objectif centré sur la stabilité des prix. Mais il est aujourd’hui évident que cette stabilité des prix ne dépend plus seulement de la masse des liquidités en circulation, l’inflation étant d’origine importée. Donc, il est clair qu’un objectif d’inflation de 2 % et l’arrimage à l’euro ne laissent aucune marge de manœuvre pour mener une politique monétaire proactive. Aussi, peut-on affirmer que ce que la fixité du taux de change fait perdre à l’Uemoa en souplesse, elle le rattrape en stabilité. Ce qui est encore préoccupant au sein de l’Uemoa, c’est l’assouplissement des conditions de liquidités noté ces derniers temps à travers un taux directeur en deçà de 3% combiné à un niveau du coefficient des réserves obligatoires de 3% qui ne profite toujours pas à l’économie réelle. Bien que les mesures prises à la Bceao entrent en droite ligne avec une politique monétaire visant à permettre aux banques de disposer de plus de ressources financières, elles ont surtout permis aux gouvernements de se financer et aux banques de s’enrichir. Ainsi, malgré la surliquidité des places bancaires (au regard du volume important des réserves libres des banques commerciales), certains secteurs stratégiques concentrant une bonne partie de la force de travail, comme le secteur agropastoral, ne reçoivent pas suffisamment de crédit bancaire. Les Pme de manière générale connaissent les mêmes difficultés. À cet égard, les mécanismes institutionnels et financiers prévus dans ce cadre pourraient être activés pour contenir le risque de défaut important y afférent afin d’assurer leur développement via des financements appropriés et efficaces.

Il faut donc un bon policy-mix (dosage macroéconomique combinant actions budgétaires et monétaires) pour mieux répondre aux préoccupations des consommateurs. Pour cela, une certaine organisation institutionnelle efficace entre Gouvernements et Banques centrales s’impose afin de permettre que les décisions des autorités se renforcent mutuellement.

Les banques commerciales doivent de leur côté revoir leur politique et agir de façon responsable. Dans un contexte de croissance et d’inflation modérées, rien ne les empêche d’assurer pleinement leur rôle de financement de l’activité au regard du volume important des liquidités dont elles disposent.

(LESOLEIL)

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