Face à l’intensification des pressions inflationnistes et les interrogations autour de la crise ukrainienne, le président de la République, Macky Sall, s’appuie sur le levier des subventions pour maintenir la stabilité des prix des denrées de première nécessité. Des compromis difficiles à maintenir, si la crise ukrainienne perdure, selon des économistes.
Le Sénégal n’échappe pas aux réalités du marché mondial. L’augmentation des prix des hydrocarbures et des produits alimentaires a nourri l’inflation dans beaucoup de pays à travers le monde. Aujourd’hui, avec la crise ukrainienne, il est fort probable que les prix des produits alimentaires de base continueront de grimper. L’économie sénégalaise fortement impactée par la pandémie de Covid-19, en plus de l’ampleur des pressions inflationnistes liées à la crise ukrainienne, ont fini de peser sur le panier de la ménagère. Pour soulager les ménages, l’Etat avait pris des mesures en réponse à l’augmentation des prix. Rappelant son souci permanent de soulager durablement les Sénégalais face à la hausse des denrées de première nécessité, le Président Macky Sall avait décidé, lors du Conseil des ministres du 24 février 2022, de baisser les prix de l’huile, du riz et du sucre. «Ces importantes mesures, au bénéfice des populations, auront un impact aussi bien au niveau de la mobilisation des recettes qu’au niveau budgétaire pour un montant global annuel de près de 50 milliards FCfa», avait fait savoir le chef de l’Etat.
Aujourd’hui, si l’Etat tente de contrôler les prix pour essayer de maintenir la pression sociale, les institutions internationales, comme le Fonds monétaire international (Fmi), pressent pour une réduction des subventions des produits énergétiques. Dans un rapport de décembre 2021, le Fmi recommandait au Gouvernement d’assurer la transparence et l’efficacité des mesures budgétaires pour faire face aux conséquences de la pandémie de Covid-19 et aux prix élevés des produits de base. Au Sénégal, en 2020, le déficit de la balance du commerce des biens et services était de 17,2 % du Pib. En 2021, il est estimé à 17,8 %. Et celui du budget est estimé à 6,3 % du Pib en 2021. Pour respecter les leviers de la bonne gouvernance, les services du Fmi avaient recommandé de maintenir le déficit budgétaire à 4,5 % du Pib ou moins en 2022 et de le rapprocher de 3 % du Pib dès 2023.
«Les limites des marges de manœuvre budgétaire de l’Etat»
L’économiste El Hadji Mansour Samb signale que le Sénégal fait face à une inflation importée et personne ne sait jusqu’où cela peut aller. Après la pandémie de Covid-19, l’économiste soutient que les crises vont continuer. «Aujourd’hui, la Russie a envahi l’Ukraine, demain la Chine peut attaquer Taïwan, au Moyen Orient, l’Iran est en train d’attaquer des positions israéliennes. Donc, pour un pays comme le Sénégal avec l’inflation importée, la vérité des prix va s’appliquer tôt ou tard», estime-t-il. Seulement, M. Samb rappelle que l’Etat a deux marges de manœuvre pour jouer sur la stabilité des prix. Il explique : «Dans un budget, il y a ce qu’on appelle les réserves budgétaires. A chaque fois qu’il y a des imprévus, l’Etat puise sur ses réserves budgétaires pour assurer les subventions. L’Etat peut aussi s’appuyer sur les dépenses d’investissements. Dans un budget, il y a les dépenses de fonctionnement, les dépenses courantes et les dépenses d’investissement. Comme les dépenses courantes et de fonctionnement sont très sensibles, l’Etat va puiser sur les dépenses d’investissement. Mais si cette crise perdure, elle peut éclater la dette intérieure. Car si les dépenses montent, l’Etat va s’orienter sur les subventions en disant aux fournisseurs qu’il faut attendre parce qu’il y a des urgences qui sont là. L’Etat sera obligé de reporter des dépenses d’investissement. Et la principale conséquence c’est que la prévision d’une croissance de 5 % attendue à 2022 ne sera pas atteinte. Il faut s’attendre à une croissance qui va tourner autour de 2 à 3 %.» Toutefois, l’économiste précise que l’Etat va continuer à manœuvrer encore parce que d’après lui, d’ici les élections Législatives du 31 juillet 2022, le Gouvernement n’acceptera pas qu’il y ait une hausse des prix. «Le Président Macky Sall ne prendra pas le risque d’augmenter les prix d’ici les Législatives. Mais avec l’inflation importée, la vérité des prix va s’appliquer», confie El Hadji Mansour Samb.
«Il y a un engrenage autour de l’Etat qui va bouleverser les prévisions économiques»
Pour son collègue, Meïssa Babou, il y a un engrenage autour de l’Etat du Sénégal. Et cette situation aura forcément une répercussion sur les prévisions de la croissance économique du pays. D’après l’enseignant-chercheur à la Faculté des sciences économiques et de gestion (Faseg) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), le Sénégal avait tablé sur un prix du baril autour de 75 dollars Us (environ 41 755 FCfa) et aujourd’hui, il est à plus de 100 dollars Us (59 650 FCfa). «C’est l’Etat qui va payer forcément la différence pour maintenir les prix à la pompe. Il y a des efforts qui sont consentis pour maintenir les prix, mais pour cela, il faut faire des remboursements. Donc, dans tous les cas, il y aura des pertes de recettes. Maintenant si nous devons faire face à une nouvelle flambée des prix, comment l’Etat va faire par rapport aux leviers de la bonne gouvernance ?», se demande Meïssa Babou. Avec la crise sanitaire de la pandémie de Covid-19, Meïssa Babou fait comprendre que l’inflation ne concernait que quelques produits. Mais avec cette crise ukrainienne, aucun produit n’est épargné et aujourd’hui, c’est près d’un tiers de l’offre mondiale qu’on perd. Meïssa Babou : «Fatalement, l’assiette d’inflation qu’on aura, je ne crois pas qu’un Etat puisse supporter cela au risque de mettre tout son budget dedans, de ne pas pouvoir payer les salaires ou le service de la dette. C’est une situation qu’on va vivre dans les prochains mois en attendant de consommer les réserves locales». L’économiste signale que ce sera difficile pour l’Etat parce que s’il renonce à des taxes, il perd forcément des recettes et le budget prévisionnel sera faussé. Ensuite, explique-t-il, «l’Etat n’avait rien prévu comme subvention fraîche pour sortir de l’argent. Il va dire aux meuniers, donnez moi le tonnage, je vais vous rembourser. Le dire aussi aux cimentiers, à celui qui produit le sucre et même aux importateurs. Comment l’Etat peut-il avoir les moyens d’une masse d’argent colossale sans affecter les équilibres macro-économiques ?». Meïssa Babou est catégorique : «Les équilibres macro-économiques seront affectés immanquablement.» Et si les équilibres macro-économiques sont affectés, Meïssa Babou indique que les prévisions de la croissance seront faussées et le niveau d’endettement du Sénégal risque de flamber. «La pauvreté va s’accentuer. La crise ukrainienne est un imprévu qui va bouleverser toutes les prévisions», avertit l’économiste.
OMAR DIALLO, DIRECTEUR DU COMMERCE INTERIEUR : «Pour les trois mois à venir, nous avons des approvisionnements assez corrects et conséquents»
Face à la flambée mondiale des prix due à la guerre en Ukraine, le Directeur du commerce intérieur fait l’état des lieux du marché sénégalais et donne des assurances. A en croire Omar Diallo, le Sénégal dispose de stocks conséquents de denrées de première nécessité, et fait tout pour ne pas faire face à une rupture. Il ajoute que l’Etat sera aux côtés des populations dans tous les cas de figure.
Le gouvernement a annoncé, il y a quelques jours, une baisse des prix des denrées de première nécessité, où en est l’application de la mesure ?
Au sortir du Conseil des ministres du 9 février 2022, le président de la République a instruit le gouvernement de procéder à la baisse des prix de certains produits, notamment l’huile, le riz et le sucre. En matière d’application de cette décision, il faut analyser deux choses, la première c’est que l’Etat a pris la décision de baisse et a mis en place un dispositif de soutien aux prix de l’ordre de 50 milliards FCfa, qui se décline en la suspension totale des droits et taxes de douanes perçus sur le riz brisé ordinaire, la suspension de certains droits qui étaient perçus sur l’huile végétale, notamment sur les containers en provenance de la zone extra-communautaire, qui passent de 6 à 4 millions, et pour les containers de la zone communautaire, les droits de douane passent de 3,2 millions à 3 millions. Pour le sucre, nous avons consolidé les mesures qui consistent à renforcer la protection du sucre local, en maintenant la taxe complémentaire à l’exportation ajoutée à la valeur de référence. Ces mesures font qu’aujourd’hui, nous sommes en mesure de procéder à une baisse des prix au kilogramme. Sur le sucre en poudre, nous avons une baisse de 25 FCfa, sur le riz brisé ordinaire, il y a également une baisse de 25 FCfa, et sur l’huile végétale, c’est une baisse de 100 FCfa sur le litre. Aujourd’hui, on peut dire qu’il y a une application satisfaisante sur le marché, parce qu’aussi bien au niveau du prix du gros, c’est-à-dire de l’import, les baisses ont commencé à être effectives, au niveau du demi-gros également. Nous avons noté quelques réticences pour le détail, mais depuis 72h, nous avons constaté sur le terrain que les commerçants ont commencé à appliquer les mesures de baisse. Donc, sur une population d’environ 100, on peut dire que nous sommes à pratiquement 80% d’application, ce qui est fortement encourageant.
Entre-temps, la guerre a éclaté en Europe, rendant la situation un peu plus compliquée avec une flambée mondiale des prix, comment l’Etat du Sénégal compte faire face ?
Effectivement, le contexte géopolitique mondial est subitement marqué par la tension entre la Russie et l’Ukraine, cette guerre a fini d’impacter les cours mondiaux sur trois composantes essentiellement. D’abord, les cours du pétrole ont fortement augmenté, il s’y ajoute que c’est une zone fortement productrice de blé et de maïs, et qui parle de blé parle d’approvisionnement en farine au Sénégal, étant entendu qu’une partie de notre blé provient de cette zone. Donc, il est clair que s’il y a des difficultés dans cette zone, en termes de disponibilité du produit, s’il y a des conflits qui impactent sur le prix du pétrole, les cours des produits agricoles vont augmenter. Mais aussi en raison du fait que le transport maritime est fortement impacté par le pétrole, si le prix du baril augmente, les coûts du fret maritime vont aussi connaître une hausse. C’est un contexte également marqué par la hausse du cours du dollar, qui passe de 570 à presque 600 FCfa, ce qui devient très pesant pour nous qui importons beaucoup de nos marchandises à partir de l’étranger. Il est clair donc qu’il y a un impact sur les prix à l’étranger, mais il faut préciser qu’il n’y a pas une automaticité des hausses, c’est-à-dire que ces hausses ne se répercutent pas automatiquement aujourd’hui sur le marché sénégalais. Parce que quand les gens vont acheter sur le marché international, ils prennent des provisions pour deux ou trois mois. Les stocks qui sont là actuellement n’ont pas été acquis aux prix actuels du marché international. On peut penser valablement que les produits qui vont arriver au Sénégal dans les trois prochains mois auront été acquis aux prix élevés actuels. Maintenant qu’est-ce que le gouvernement fait ? Comme le dispositif de soutien existe déjà, il permet d’atténuer les chocs exogènes en renonçant aux droits et taxes intérieurs et aux droits et taxes de porte. Si cela ne suffit pas pour atténuer et couvrir ces chocs, il est clair que l’Etat devra prendre une mesure qui ira dans le sens d’une subvention de la consommation. Mais nous n’en sommes pas encore là. Nous sommes en train de prendre nos dispositions pour avoir une bonne couverture de nos approvisionnements, surtout qu’on va vers le Ramadan et les fêtes de Pâques, Korité… Nous sommes en train de nous organiser pour approvisionner correctement le pays, constituer des stocks de sécurité à un bon prix et qui pourront nous permettre de nous mettre à l’abri pendant les six prochains mois de l’année. Nous nous y attelons au niveau du ministère du Commerce depuis plusieurs semaines.
Quels sont les produits les plus menacés par une hausse des prix ou une pénurie sur le marché sénégalais ?
Les produits qui seront les premiers impactés sont d’abord les produits pétroliers. Si le pétrole passe de 75 dollars à 110 voire 120 dollars, il est clair que la première répercussion sera sur les produits pétroliers. La deuxième répercussion que nous pensons être possible sur le marché sénégalais, c’est ce qui concerne le blé et le maïs, parce que l’Ukraine c’est 30% de la production mondiale de ces deux produits, et nous nous approvisionnons en grande partie dans cette zone. Donc si le blé augmente à leur niveau, il va sans dire que nous en souffrirons dans les prochains approvisionnements que nous allons faire. Mais l’un dans l’autre, avec la hausse du cours du dollar, la hausse du fret maritime et des cours mondiaux, il est clair que l’ensemble des produits agricoles et des matières premières seront également impactés sur le plan international et pourront avoir des répercussions au Sénégal, mais pas dans l’immédiat.
Il y a le blé, mais on parle également du ciment…
Le ciment est une matière première en termes de construction et de bâtiment, et il est impacté parce qu’il y a un certain nombre d’intrants qui viennent de l’extérieur. Et la hausse du prix du pétrole impacte aussi sur le transport de certains produits qui entrent dans la fabrication du ciment. Et si on ajoute tout cela à la difficulté qu’on a connue récemment avec la fermeture des frontières maliennes, un marché qui était ouvert à nos cimentiers et qui constitue un manque à gagner, le ciment sera impacté. Mais cela ne veut pas dire ipso facto qu’il y aura une hausse du prix du ciment sur le marché local, parce que jusqu’ici, nous n’avons pas reçu de demande d’homologation de prix à la hausse. Nous savons juste que les industriels de ce secteur traversent des difficultés depuis un an pratiquement, eu égard à la situation de crise dans laquelle nous nous trouvons.
Quel est le niveau de stockage de ces produits à l’heure actuelle ?
En ce qui concerne les stockages, nous avons suivi pratiquement tous les produits de première nécessité, avec le Comité de veille chargé de suivre les approvisionnements, qui a été créé et mis en place par le ministre du Commerce depuis 2020. Il se réunit à chaque fois que nous allons vers des événements majeurs, pour examiner de fond en comble toutes les disponibilités des produits de première nécessité que sont le blé, le maïs, l’huile, le riz, le sucre et le gaz butane, pour déterminer les taux de couverture de nos besoins mensuels, ainsi que les stocks à venir pour la couverture de nos besoins. Le Comité s’est donc réuni, lundi dernier, pour examiner la situation concernant ces produits, et il est ressorti de cette rencontre que pour ces produits, nous avons de la disponibilité pour les trois prochains mois. Les approvisionnements sont corrélés aux stocks qui sont en train d’être constitués et qui vont nous venir de l’extérieur. Donc pour les trois mois à venir, nous avons des approvisionnements assez corrects et conséquents pour ces produits. Mais au-delà, il s’agira de veiller à ce qu’il n’y ait pas de rupture, et pour qu’il n’y ait pas de rupture, le Comité de veille a proposé et mis en place un dispositif qui pourra nous permettre de constituer des stocks de sécurité sur le blé, le riz, l’huile, le sucre et même le gaz butane. Ce qui fait qu’on aura un stock de sécurité en relation et en partenariat avec les importateurs et les commerçants, pour qu’il en soit ainsi sur plus de six mois. Nous y travaillons fermement.
Est-ce que l’Etat pourrait prendre d’autres mesures conservatoires pour éviter une hausse des prix des denrées ?
L’Etat a mis en place un dispositif de soutien aux prix, jusqu’à quand et jusqu’où ce dispositif sera opérationnel ? C’est à partir du moment où nous penserons que ce dispositif ne suffit plus pour contenir la hausse des prix sur le marché international. Et à partir de là, nous avons envisagé des solutions, notamment rendre d’abord disponibles ces produits en augmentant leur offre, sécuriser ces produits en achetant très tôt, à des prix raisonnables pour que demain, si les cours continuent à augmenter, on aura déjà constitué notre stock de sécurité avec un bon prix d’achat. On pourra ainsi éviter les chocs exogènes liés à la hausse des prix de ces produits.
(L’OBSERVATEUR)